mercredi 10 décembre 2008

L'ombre du Kremlin plane sur les agressions de la Française Carine Clément

Le 13 novembre dernier, la sociologue française Carine Clément, fondatrice de l’Institut de l’action collective, a été agressée physiquement par deux individus, qui lui ont planté dans la cuisse une seringue au contenu non identifié.

C'est la troisième attaque que subit cette Française, installée de longue date en Russie.

Alors que Carine Clément travaille sur des thématiques sensibles, la répétition de ces agressions et leur caractère spectaculaire pose beaucoup de questions sur les risques encourus par ceux qui luttent pour la liberté d'expression ou le renforcement de la société civile en Russie.

La sociologue française n'est pas une nouvelle venue dans le paysage moscovite. Elle réside en Russie depuis 1994, date à laquelle elle a commencé à recueillir des informations pour une thèse consacrée au mouvement ouvrier :
« Je me suis intéressée aux conditions de travail, aux relations sociales et professionnelles, aux organisations syndicales, à l’expérience de la lutte (ou precisément à son absence), à la solidarité et à la conscience ouvrières.
Pourquoi je suis restée ? Je me suis fait des amis à Moscou, et j’ai rencontré des activistes syndicaux. Dans les années 90, la vie était difficile. On ne payait pas les salaires, ce que je trouvai scandaleux. La sociologue et la citoyenne que j'étais voulaient changer cette situation. »
Première agression avant la « Journée de la colère »

A l'automne 2008, les attaques ont commencé. La première agression a eu lieu le 24 octobre, avant la « Journée de la colère », une action interrégionale de protestation sociale. Carine Clément a participé a son organisation.

« C'est peut-être ce qui a provoqué cette attaque », explique-t-elle, avant de préciser les circonstances de sa première agression : « Un jeune homme m’a frappée près de mon domicile. Je suis tombée. Il a volé mon sac et il a pris place dans une voiture qui l’attendait non loin de là. »

Le procureur a ouvert une enquête, comme l'a demandé Carine Clément. La deuxième attaque est intervenue une semaine plus tard, le 12 novembre. « Un autre jeune homme m'observait de la maison jusqu'à mon lieu de travail. Il m’insultait et me menaçait. » Carine Clément renonce alors à signaler ces intimidations à la justice.

Le 13 novembre, nouvelle agression, à laquelle le parquet concerné n'a pas encore réagi, rappelle la Française : « La justice n'a pour l'instant pas trouvé de suspect, et nous attendons encore des réponses à plusieurs de nos requêtes. »

Une analyse toxicologique a été réalisée, mais pas de recherche de virus. Pour le parquet, la seringue ne contenait que de l'eau. « Pas si simple », répond Carine Clément:
« J’ai fait tout de suite le test du sida, il était négatif. L'absence de contamination sert de prétexte pour ne pas lancer une enquête criminelle.

Mais d'abord, il y une période d'incubation pour le virus, le résultat définitif ne sera connu que dans trois mois. Ensuite, sida ou pas sida, ce n'est pas l’essentiel, l'attaque en elle-même est très grave. »
Trois pistes et quelques certitudes

Carine Clément pense qu'il s'agissait d'une tentative d'intimidation. Elle évoque elle même trois hypothèses quant aux coupables des agressions :
  1. « Les promoteurs immobiliers et les autorités locales liées. Je participe activement à un groupe qui s'oppose à des projets prévus à Moscou. Il y a eu beaucoup de violences contre les habitants concernés. »

  2. Les fascistes. Je suis française, je suis engagée contre le fascisme et pour une législation plus favorable aux immigrés. »

  3. Des responsables qui surestiment notre rôle dans les actions en cours. L’Institut d'action collective a participé au renforcement de divers mouvements en région, à l’organisation de la Journée de la colère le 25 octobre.

    Alors que la crise arrive, quelqu’un a peur de ces protestations. Des entreprises, des groupes politiques ? Ils veulent se débarrasser des leaders pour avoir la paix. »
Toutes les organisations et l'opinion publique ont été choquées par ces attaques. S'ils sont loin de partager toutes les idées de la chercheuse, les nationaux bolcheviques, un mouvement politique d'opposition qui eux aussi sont en conflit ouvert les autorités et organisent des actions dans la rue, se disent indignés.

Aleksandr Averin, attaché de presse d'Edouard Limonov, explique ainsi :
« Cette situation avec des attaques est inadmissible. Qui en profite? Le Kremlin, bien sûr. Le Kremlin a dirigé toutes les attaques. Les bandits n'ont été que des exécuteurs. Aujourd’hui, nous n’avons pas de groupes d'extrême droite capables de mener ce genre d'actions. Dimitri Medvedev a d'ailleurs une fois affirmé que les protestations n'étaient pas admissibles. »
« Les exécutants sont différents, la logique est la même »

Le président du syndicat indépendant de l’usine Ford de la région de Saint-Pétersbourg, Aleksei Etmanov, a lui aussi été agressé à la même période (il a été frappé par de jeunes hommes).
Carine Clément se tient également régulièrement au courant de l'état de santé de Mikhaïl Beketov, rédacteur en chef du journal Ckhimkinskaya Pravda, également violemment attaqué :
« Les exécutants ne sont pas les mêmes, la logique de l'agression est
différente. Mais le contexte est commun. Le système est devenu incontrôlable,
corrompu et ultra-centralisé.

Personne n'est plus responsable : chaque fonctionnaire, même en bas de l'échelle pense qu'il peut abuser de son pouvoir impunément. »
Thomas Campbell, un professeur de l'université de Yale qui vit à Saint-Pétersbourg, échange sur le sujet sur le site « Que faire? ». Il estime que toutes ces attaques sont liées.
« L’Institut d’action collective soutient ou relaie leurs actions (des syndicats, ndlr). J’ai lu que Medvedev avait demandé au ministère des Affaires intérieures de s'occuper des meneurs des protestations sociales, alors que la crise économique débutait.

Ce sera difficile de faire le lien entre ces agressions et le pouvoir. Nous avons sans doute affaire à des électrons libres, qui ont bien reçu le signal de passer à l'action. »
Mais les mauvaises nouvelles s'accumulent. La police a ainsi libéré un des agresseurs d'Aleksei Etmanov, préférant soutenir le maire de la ville. Le 5 décemre, les locaux de Memorial (la principale ONG de défense des droits de l'homme en Russie) à Saint-Pétersbourg ont été perquisitionnement. Pour les opposants, le pouvoir ressent régulièrement le besoin de montrer ses muscles.

« Difficile de savoir qui donne des ordres à qui »

Lev Ponomarev, le directeur exécutif du mouvement « Pour les droits de l’homme » estime que « les autorités n’aiment pas Carine Clément » :
« Ils cherchent à l'effrayer par ses attaques. La prochaine étape, ce sera peut-être des violences contre elle. Elle a défendu Beketov, et maintenant, ce dernier se trouve à l'hôpital. Ceux qui ont participé à ces attaques sont liés au pouvoir.
Mais les relations entre le pouvoir et ses criminels sont compliquées. Par exemple, la mafia Lazanskaya étaient sous le contrôle du FSB [les services secrets russes, ndlr] Pendant la première guerre de Tchétchénie, ce groupe a organisé des actes terroristes à Moscou.

Autre exemple : au procès des complices du meurtre de la journaliste Anna Politkovskaïa, on ne juge pas l'assassin, ni les commanditaires.
Le FSB s'infiltre dans les groupements criminels, tout se mêle. Plusieurs de sescollaborateurs sont devenus des criminels. Mais il est difficile de savoir exactement qui donne des ordres à qui. »
Ludmila Alekseeva, figure historique de la dissidence sous l'Union soviétique et défenseur des droits de l'homme, président du groupe de Helsinki note la chose suivante :
« On évince du pays des activistes qui aident à la formation de la société civile. Qui en profite ? Je ne peux pas dire. Probablement les organisations de voyous ou les autorités en rapport avec les attaques. Carine Clément s’occupait de problèmes sociaux. »
L’activiste de « Que faire? » Dmitrii Vilenskii est virulent sur ce qui s'est passé:
« Ce ne sont pas des coïncidences. Il faut revendiquer et exiger des enquêtes. Il n’est pas impossible que les attaques sur Carine Clément et Etmanov aient été faites pour vérifier le degré de mobilisation possible de l’espace public russe. »
Carine Clément pense qu’il faut faire connaître le plus possible ces agressions :
« Nous avons organisé des manifestations et envoyé des pétitions, notamment au président Medevedev. Beketov a finalement été conduit dans autre hôpital pour être mieux soigné.
Il faut être très prudent. Nous sommes attentifs à la sécurité, surtout lors des manifestations publiques.
En France aussi, on se mobilise. Mes amis ont adressé des pétitions à Medvedev, sans réponse pour le moment. Et l’ambassade de la France suit la situation. »
Photo : Carine Clément (Elena Goutkina/Moscou89).

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